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[non post-apo]Le sculpteur du pouvoir


Firegun

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Bonjour à tous,

Tout est dans le titre, après une longue période d'absence, je repasse dans le coin et je me propose de partager ici mon roman dont l'écriture est toujours en cours au moment ou je poste ces lignes.

Je posterai certainement en plusieurs fois.

Bonne lecture et merci pour votre intérêt.

Firegun

 

Chapitre Premier : CHAPITRE 1.pdf

Révélation

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

            Le ciel était dégagé, la pleine lune de septembre brillait au dessus d'un champ qui s'étendait jusqu'à l'orée d'une chênaie.

            Tout était parfaitement silencieux, les animaux s'étaient tus. De l'est avaient surgis deux nuages étranges. Tels deux bras de géants se terminant par des mains aux longs doigts crochus, ils avançaient inexorablement en direction de l'astre nocturne. Avant qu'ils ne l'atteignent pour en absorber l'éclat, une vive rafale de vent les balaya en volutes sombres et cotonneuses.

            Le hululement d'une chouette vint briser le silence qui s'était installé jusqu'alors. On aurait pu croire que la forêt avait retenu son souffle devant cette sinistre vision. Le danger passé, elle s'autorisait à reprendre son rythme naturel.

 

            Non loin de là, un homme assis devant sa maison vit ce qu'il s'était passé. Il était grand, presque six pieds de haut, les cheveux brun, les yeux marron et une fossette sur le menton. Il se leva vivement et cria devant la porte.

–– Magda, dis-moi que tu as vu ça, hein, dis-moi que tu l'as vu.

–– Que j'ai vu quoi ? Que me chantes-tu, Sten ? demanda-t-elle de l'intérieur.

–– Mais enfin, tu n'as pas fait attention à ces deux drôles de nuages ? répéta-t-il, en pointant du doigt la direction du champ.

–– Ben non, ma foi, fil-elle en haussant les épaules, je cherche une chandelle dans le tiroir du buffet. Au fait, tu sais que nous n'en avons plus ?

–– Euh... oui, je sais, j'ai complètement oublié de descendre à Rahl pour aller en chercher. Mais écoute moi s'il te plaît, c'est mauvais signe. De ma vie entière je n'avais jamais rien vu de tel.

–– Et pour cause Sten, de ta vie entière tu n'as jamais voulu beaucoup voyager, siffla-t-elle, d'un ton réprobateur. Ce n'est pas en restant au même endroit que tu verras des choses sortant de l'ordinaire.

–– Ne le prends pas comme ça, voyons. Je suis désolé, fit-il en s'approchant de Magda. Demain matin, je dois rencontrer Pol Lerak, le contremaître de la manufacture de poterie. Il paraît qu'il cherche un sculpteur pour un de ses nouveaux projets. J'irai parler avec lui, pour en savoir plus, et au retour, je passerai chez Will.

–– Demain, demain, demain, tonna-t-elle. Et comment je fais pour...

–– Attends, j'ai trouvé, l'interrompit-il en claquant des doigts comme quelqu'un qui vient d'avoir une idée. Je dois en avoir une dans la remise. Ne bouge pas, je vais la chercher et après nous parlerons de ce que j'ai vu.

            Sten se dirigea nonchalamment vers la grange en maugréant. Il faisait toujours passer sa femme avant lui-même et parfois cela lui pesait. Il arriva devant la porte et appuya sur le loquet pour séparer les deux battants. Durant un moment, il se perdit dans ses pensées :

La sage-femme et le guérisseur me l'avaient bien dit, qu'elle aurait du mal à surmonter cette épreuve. La mort de notre premier enfant a certes été un drame mais contrairement à elle, je n'en veux pas au monde entier. C'est de pire en pire, si bien que je ne sais plus quoi faire. Je n'ose même plus la contredire. Après tout, moi aussi j'ai perdu mon enfant ce jour-là et moi aussi j'en souffre. Paix à ton âme, petit Gwiber.

            La voix de Magda le ramena à la réalité.

–– Alors cette bougie, c'est pour aujourd'hui ou pour demain ?

–– Voilà, voilà j'arrive, laisse-moi quand même le temps d'aller la chercher, grommela-t-il.

            Il entra dans la grange et se dirigea vers la remise dans laquelle il entreposait divers outils et du matériel pour les petites réparations quotidiennes. Il trouva rapidement.

Les voilà ! J'en avais même stocké deux, songea-t-il. Qu'on ne me dise pas que la prévoyance ne paie pas.

           Il sortit de la grange en prenant garde de bien refermer la porte et vérifia une seconde fois que tout était en ordre puis, pressa le pas pour rejoindre Magda qui l'attendait dehors, devant la maison.

–– Pas une bougie, mais deux bougies pour ma femme adorée, annonça-t-il en lui tendant les bâtons de cire. Es-tu toujours fâchée contre moi ?

–– Bien sûr que non, mais tu sais comment je suis. Quand j'ai quelque chose dans la tête, il faut que je l'aie tout de suite. Allez rentrons, il est déjà tard et je sens bien que tu brûles d'envie de me raconter ce que tu as vu plus tôt.

            Sten se courba, le bras gauche tendu en direction de la porte et la main droite sur le coeur. D'un ton solennel, quoique un tantinet taquin, il fixa son épouse et la pria d'entrer en lui disant : "Madame Duipra, vos désirs sont des ordres".

 

            Le mobilier de la chambre à coucher était simple mais de bon goût. Le lit en bois de hêtre était finement décoré par des rosaces colorées qui créaient un joli contraste avec le vernis plus sombre. Un colossal édredon brun et rouge était posé par-dessus une couverture blanche en laine. Un jeune enfant aurait pu se cacher dessous sans crainte que quelqu'un le remarque.

            Sur la coiffeuse improvisée de Magda, à gauche de la fenêtre, siégeait une statue en marbre blanc qui la représentait l'année de ses vingt ans. C'est Sten qui la lui avait offerte quand il lui faisait la cour et l'histoire familiale semblait affirmer que ce cadeau avait conquis le cœur de la belle. Et pour cause, ce morceau de pierre était admirablement sculpté. On pouvait sentir l'amour qui s'en dégageait.

            Magda entra la première dans la pièce et posa sur la table de chevet un petit chandelier. Elle fit quelques pas jusqu'à la fenêtre, tira les épais rideaux blancs en lin, et s'assit devant un joli miroir au cadre doré. Elle dénoua son chignon qui tomba en une cascade châtain clair et saisit la brosse qui était posée à côté de sa miniature pour lisser ses longs cheveux soyeux.

            Sten, qui se tenait toujours devant l'entrée de la chambre, regardait sa femme. Ses yeux brillaient tels deux tourmalines brunes à la lueur de la chandelle qu'il tenait dans sa main.

–– J'ai toujours aimé ce moment quand vient le soir, quand tu te coiffes avant de te coucher, lui dit-il d'une voix attendrie. Voilà déjà vingt-cinq ans que j'assiste à ce spectacle et je crois que je ne m'en lasserai jamais, ajouta-t-il tout en marchant vers son côté du lit.

–– Ben voyons ! lui lança-t-elle en rougissant. Il est tard, Sten. Couchons-nous et parle- moi de tes fameux nuages.

            Il se dévêtit rapidement et entra dans le lit. Il frissonna au contact du drap froid sur sa peau nue.

–– Viens me rejoindre que je te serre contre moi. Nous serons mieux, l'un contre l'autre, au chaud sous la couverture, pour en discuter.

            Elle ôta ses vêtements qu'elle plia avec soin, enfila une chemise de nuit qui moulait ses hanches et sa poitrine, et se tourna en direction de la couche conjugale. Il la regardait s'avancer.

–– Viens contre moi Magda, murmura-t-il en étendant son bras vers elle.

            Elle se coucha et se blottit contre lui, la tête sur son torse. Sten se tourna vers son épouse et déposa un baiser sur ses lèvres rosées. Elle le lui rendit.

–– Je t'aime Magda.

–– Je sais, répondit-elle, en se serrant un peu plus contre lui. Raconte-moi ce qui te tracasse.

            Il prit un instant et commença à décrire ce qu'il avait ressenti.

–– C'était à la fois magique et terrifiant, raconta-t-il, les yeux dans le vide. La lune était magnifique, contrairement à ces deux maudits nuages. Sur le moment, ils m'ont fait penser à des bras de spectre complètement décharnés et pourtant impossibles à stopper. Ils s'approchaient d'elle, impassibles, comme s'ils avaient eu la volonté propre de la capturer pour en étouffer la clarté. Avec tout ce que nous entendons à propos du Silthar à l'est d'ici, je me pose des questions...

–– Tu te fais du souci pour Nykol, n'est-ce pas ?

–– Je suis donc si simple à comprendre ?

            Il resta silencieux un moment.

–– C'est vrai, je suis inquiet pour notre fille, admit-il en frottant de l'index la fossette de son menton. Voila déjà trois ans, qu'elle est partie dans ce royaume de malheur pour y travailler. Elle voulait sans doute oublier ce qui lui est arrivé ici. Mais quand même, cela fait plus d'un an que nous n'avons pas de nouvelles. Nous ignorons ce qu'il peut lui être arrivé. Tu ne t'inquiètes pas, toi ?

–– Tu sais, Sten, affirma-t-elle, Nykol est une fille solide. Elle a la tête aussi dure que toi. Mais il est certain qu'une femme qui perd son enfant a besoin de temps pour se remettre de cette terrible épreuve.

            Les yeux de Magda se couvrirent de larmes, elle éclata en sanglots.

–– Allons, allons, calme toi ma Douce, chuchota-t-il pour la consoler. Je comprends bien que tu souffres toujours de la mort de notre fils, mais ce n'est pas ta faute. Tu ne pouvais rien faire de plus, c'est comme ça. Tu sais, moi aussi, j'ai beaucoup de chagrin quand je pense au petit Gwiber, mais que pouvons- nous faire ? On ne peut pas ramener les morts à la vie, il nous faut accepter.

–– Tu ne comprends rien de rien, Sten ! cria-t-elle. C'est une malédiction, le sort qui s'acharne sur notre famille. Comment pourrais-je accepter que mon enfant m'ait été enlevé trois jours après sa naissance ? Une partie de moi est morte ce jour-là, avec lui, rétorqua-t-elle.

–– Oui, je comprends ce que tu ressens. Ce qu'il s'est passé pour toi a dû être terrible. Mais le destin nous a aussi donné Nykol, nous avons eu une deuxième chance avec ce nouvel enfant à aimer.

–– Et ton fameux destin lui a pris son enfant à son tour, tonna-t-elle, pleine de rage. Lexia, notre petite-fille, ne méritait pas de finir dans une si longue agonie. Quinze mois ! Quinze longs mois d'attente et d'incertitude. Nykol ne dormait plus, elle la veillait nuit et jour de peur qu'elle parte sans qu'elle soit à ses côtés. Que peuvent donc avoir les dieux en tête pour faire cela à une enfant ? Pour couronner le tout, Karl l'a quitté, à peine un mois après le décès de la petite, et Nykol s'est enfuie au Silthar. Quel sens veux-tu que je trouve à tout ça ? Je n'ai pas assez de force pour le faire.

–– C'est peut-être ce qu'ils pensaient devoir faire pour aller de l'avant. Chacun fait son deuil à sa manière. Toi, tu n'arrives toujours pas à faire le tien, c'est pour ça que tu as aussi mal.

            Elle se mit à pleurer de plus belle.

            Il se tourna vers Magda, lui souleva délicatement le menton de son index et l'embrassa sur le front.

–– Regarde-moi, lui demanda-t-il lentement. N'y pense plus, tu devrais dormir. Cette nuit va nous réconforter tous les deux. Demain matin, notre chagrin sera moins lourd. Tu verras, tout ira mieux.

–– J'espère que tu as raison, piaula-t-elle en frottant l'un après l'autre ses yeux mouillés.

–– Garde espoir, Nykol va revenir, j'en suis sûr. Je le sens au plus profond de moi. Oui, elle va revenir. Dormons à présent, nous y verrons plus clair demain.

            Elle se tourna dans le lit, posa sa main droite sur la table de chevet et souffla sur la flamme qui éclairait faiblement la chambre.

 

            C'était le matin du sept septembre. Sten fut réveillé, dès potron-minet, par le chant du coq qui lançait ses cocoricos à qui voulait les entendre. Il se leva lentement pour ne pas réveiller Magda, qui dormait toujours. Il sortit de la chambre sans faire un bruit, en prenant au passage ses habits, descendit les escaliers en retenant du mieux qu'il pouvait le poids de son corps, pour ne pas faire grincer les marches. Arrivé dans la cuisine, il se dirigea vers l'évier en pierre taillée et remplit une bassine. Sten plongea ses mains jointes dans l'eau, aspergea son visage, et prit son rasoir dans le rayonnage du dessous.

            Sa toilette terminée, il s'habilla, ouvrit la porte d'entrée, et regarda un court instant le temps qu'il faisait. Il n'y avait aucun nuage dans le ciel. Ce sera une belle journée. Je vais rallumer le feu, ensuite j'irai préparer mon cheval, songea-t-il.

            Son regard rencontra la cheminée et le panier d'osier dans lequel des bûches et d'autres pièces plus finement coupées étaient entassées. Il saisit un tisonnier et remua le lit de cendres ternes, qui rougit après quelques mouvements. Trois morceaux de petit-bois suffirent à faire repartir le feu.

 

            Quelques instants plus tard, dans la grange, Nuit-Belle s'ébroua quand elle le vit entrer. C'était une belle jument baie de trois ans en parfaite santé, visiblement impatiente de sortir trotter un peu.

–– Oui ma belle, il est temps. Tout doux, tout doux, lui dit-il en lui tapotant l'encolure alors qu'il la sellait.

Ils sortirent ensemble de la grange, Sten marchant à côté d'elle. Il noua les rênes autour du tronc grêle d'un bouleau. L'arbre, dont l'écorce était marquée par une succession d'encoches horizontales, évoquait à Sten le souvenir lointain de jours plus heureux.

–– Ne bouge pas de là, je reviens vite.

            Nuit-Belle hennit doucement, elle avait assurément compris ce que Sten lui avait dit. Elle baissa la tête jusqu'à une touffe d'herbe, tendre et humide de rosée, qu'elle coupa à sa racine d'un vif coup de dent.

            Il rentra dans la cuisine, coupa une tranche de pain, qu'il enroula dans un linge et la rangea dans la poche de sa veste. Puis, il saisit deux pommes et remplit d'eau un petit bol, qu'il porta à sa bouche. La cuisine rangée, il sortit de la maison en refermant doucement la porte derrière lui.

            Sten s'approcha de Nuit-Belle et lui donna une des pommes, qu'elle croqua avec gourmandise. Son pied gauche dans l'étrier, il monta en selle.

–– Hue ma belle, en route, dit-il tout en talonnant les flancs de sa jument.

Il frotta le fruit qu'il avait gardé contre le revers de sa manche, et le mordit à pleines dents. Alors que Nuit-Belle suivait la route qui menait à Rahl, il pensait : Je suis sûr que ce sera une belle journée.

           

            Sten regardait la cime des arbres tandis qu'il terminait la collation qu'il avait emportée. La forêt, qui bordait la route des deux côtés, sentait bon la mousse et les feuilles mouillées. Le chant des oiseaux résonnait tel un écho tournoyant perché dans la frondaison lumineuse et verdoyante. Il secoua le linge dans lequel il avait enveloppé son pain pour en faire tomber les miettes, puis augmenta l'allure de Nuit-Belle par un léger mouvement des talons. Un groupe de passereaux s'empressa de les picorer aussitôt qu'il fut à bonne distance.

 

            Rahl était proche. Sten voyait déjà les colonnes de fumée qui s'élevaient au dessus des toits multicolores du gros bourg. Un peu plus de huit cents âmes habitaient désormais ce grand village, sans compter la garnison, ni les hameaux alentour. Sa population avait très fortement augmenté suite à la reprise de la fabrique de poterie par la famille Brettenstahl.

            D'aucuns racontaient d'ailleurs que la fille du vieux baron Lantner avait vendu le bien familial pour seulement trois cents ducats d'or, toute pressée qu'elle était de payer les dettes accumulées par son père. Même si cette somme représentait une belle fortune, aujourd'hui elle devait certainement s'en mordre les doigts en voyant l'importance que l'endroit avait pris. Tout le monde connaissait l'opiniâtreté de la duchesse Clivia de Brettenstahl en matière de commerce et elle avait réussi, en dix ans à peine, à faire de ce domaine à l'abandon un modèle de réussite.

            Un port avait été construit dans la partie ouest de la commune, et le transport fluvial s'était considérablement accru sur le Gwalt, de manière à approvisionner plus rapidement la fabrique de la précieuse glaise des carrières situées en amont. Un aphorisme était né de cette situation nouvelle. Il avait été écrit par un barde de passage lorsque celui-ci avait séjourné à l'une des auberges du village, accompagné d'un de ses amis aux cheveux blancs : 

       

                                                                                                                                               "Apportent les scutes, les voiles gonflées de vent,

                                                                                                                                                La richesse brute, qui tourmente les artisans."

 

            Les jours ne s'étiraient pas, cependant que les commandes de la fabrique grossissaient rapidement. Surtout celles qui concernaient les fournitures de l'armée, dont les rangs augmentaient dans des proportions inquiétantes. La priorité actuelle était de terminer les bols communs, en bois, dont les soldats se servaient pour manger. Une armée bien nourrie était un impératif que la duchesse ne pouvait pas négliger.

            Sous la surveillance de Pol Lerak, surnommé affectueusement "Lamproie" par tout le village, la manufacture avait été temporairement réaménagée. Les potiers dont l'activité principale était de façonner la glaise ou d'assembler les pièces moulées, avaient été relégués au simple rang d'apprentis. Ils sculptaient désormais tous ensemble, apprentis et potiers, ces simples bols de bois, travaillant le jour entier et même une partie de la nuit, pour livrer dans les délais ces précieux objets qui donneraient un avantage à leurs troupes. La lassitude gagnait tout le monde, chaque jour un peu plus – et on entendit bientôt parler, non sans une certaine ironie, du "Rahl-Bol" qui s'installait.

           

            Sten avançait dans la rue principale, alors que des marchands installaient déjà leurs échoppes le long des murs des habitations qui bordaient la voie. A mesure qu'il progressait dans cet étroit marché, les façades ternes des bâtiments se paraient de toiles aux couleurs vives qui délimitaient les étals. Chaque personne qu'il croisait voulait, dès lors, le faire bénéficier d'une affaire qu'il ne pouvait tout bonnement pas rater : des assiettes peintes, des jarres aux contenances diverses ou encore de simples poteries décoratives. Il déclina à chaque fois.

J'ai bien fait de ne pas descendre de cheval, pensa-t-il, on ne pourra pas me retenir le bras. Je ferais mieux de me presser, Lerak doit être arrivé à la fabrique.

 

            La cloche de la garnison sonnait le changement de garde. Il était huit heures. Sten avait quitté la grande rue et se dirigeait à l'ouest pour rejoindre la poterie. Il passait devant "L'ancre Dorée", une gargote proche du port où les équipages de marins des environs aimaient se retrouver après leurs livraisons, lorsqu'un homme maigre, à la bouche démesurée plaquée sur un visage anguleux, l'interpella en lui faisant signe d'approcher.

–– Salut Duipra, lui lança l'individu en ouvrant une bouche énorme. Où tu vas comme ça ?

–– Bonjour Messire Lerak, j'allais justement à la fabrique pour vous rencontrer.

–– Ben tu vois bien que je suis là, pas la peine que tu ailles plus loin, répondit-il avec un rictus sur ses lèvres épaisses. Descends de cheval et rejoins-moi à l'intérieur, faut qu'on cause.

–– Nous parlerons ici, alors ! répondit Sten en sautant de selle.

            Il emmena Nuit-Belle sous le petit abri couvert à coté du troquet et attacha les rênes à un piquet. Entrant dans le bâtiment, il salua les personnes présentes d'un rapide signe tête, et se dirigea vers la table à laquelle Lerak était assis. Il resta debout et observa un instant le contremaître qui avait une bière devant lui, de la mousse débordant de la chope. Une grosse journée de travail qui commence, songea-t-il.

            Deux hommes, assis non loin de là, regardaient de manière discrète dans leur direction. Ils étaient grands et assez charpentés, sans doute des factotums. Lerak regarda Sten, et vit qu'il s'était aperçu de leur présence.

–– Ne t'inquiète pas de ces deux-là, fit-il en montrant les hommes d'un mouvement du menton. Ce sont des gars à moi. C'est peut-être bien pour ça que tu es bon sculpteur, tu vois les petits détails. Assieds-toi.

            Sten s'assit sur le banc, face à lui. Il resta silencieux et attendit que Lerak alias Lamproie commence la vraie discussion. Tout ceci n'était qu'une mise en scène ayant pour but de le rendre nerveux. Il n'était pas dupe.

–– Voila qui est mieux ! finit par s'exclamer Lerak. Tu sais que je cherche un sculpteur, mais sais-tu pourquoi ?

–– Je vous écoute Messire Lerak, répondit Sten. On dit que l'affaire est importante mais je n'en sais pas plus.

–– Alors écoute-moi bien, Duipra, intima Lerak, en tapant du doigt sur la table. Tu sais qu'il y a des rumeurs qui circulent avec l'armée qui grossit de jour en jour. Il semblerait que les Siltharites aient des idées de grandeur et que notre duché soit dans leur champ de vision. Figure-toi que la duchesse, qui soit dit en passant ne lésine pas sur les moyens qu'elle déploie pour équiper les soldats, a décidé de montrer à nos aimables voisins qu'elle ne les craint pas. Elle veut renforcer le prestige de l'état. C'est là que tu joues ton rôle, ajouta-t-il avant de boire une lampée puis d'essuyer la mousse avec sa manche.

–– Comment pourrais-je bien renforcer le prestige de l'état ? demanda Sten. Je suis un simple sculpteur.

–– Justement ! Tu es sculpteur et plutôt un bon si j'en crois la rumeur. Tu vas donc faire une statue de la duchesse. Elle servira de modèle à d'autres, qui seront exposées aux quatre coins du duché. Ceci enverra un message fort à nos amis de l'est : La duchesse est partout, elle veille sur le territoire et sur ses habitants.

–– J'ai du mal à comprendre pourquoi la duchesse a besoin de moi en particuliers, dit Sten. N'y a-t-il pas un artisan sculpteur attitré à sa cour ?

–– Il y en avait un, mais il est mort la semaine dernière dans un tragique accident de chasse. C'est peut-être là un moyen pour elle de trouver son remplaçant.

–– Ma foi oui, je suppose que vous avez raison, concéda Sten, en passant la main sur la fossette de son menton. Faut-il que je me rende à Vollander ?

–– Oui, et tu ferais mieux de partir aujourd'hui car la duchesse attend ton arrivée au plus tard dans trois jours. Sache que vous êtes plusieurs en lice et que vous serez logés au château. La duchesse veut que les participants soient dans les meilleures conditions pour travailler. Après tout, il s'agit de la grandeur de l'état.

            Lerak se pencha en avant, les coudes appuyés sur la table, le menton posé sur ses mains croisées. Il jaugeait Sten du regard, cherchant le moindre signe qui le renseignerait davantage sur lui, puis il déclara :

–– Et puis tu sais, Duipra, j'ai personnellement recommandé ton nom à notre duchesse. Tu vas donc y aller et gagner.  Quand tu reviendras, tu passeras me voir pour t'acquitter de tes droits d'inscription qui s'élèvent à trente pourcents de tes gains. Je n'aimerais pas que mes gars, là-bas derrière, doivent te le rappeler. On se comprend bien ?

–– Oui, nous nous comprenons parfaitement, Messire Lerak, répondit Sten, en prononçant lentement chaque mot à mesure qu'il réalisait la situation. Mais une chose m'échappe : certes, je m'y connais en sculpture mais rien ne peut garantir mon succès dans cette entreprise. Après tout, l'un des autres concurrents peut s'avérer meilleur que moi. Si je perds, trente pourcents de rien, ça ne fait pas beaucoup.

–– Occupe-toi juste de faire ce pourquoi tu as été engagé, riposta-t-il en le pointant du doigt. J'ai foi en toi, Duipra, je suis certain que tu gagneras. Vois ça comme une intuition, j'ai du nez pour ce genre de chose. Applique-toi, surtout. Les puissants aiment les gens qui les mettent en valeur et la duchesse ne fait pas exception à la règle, elle a un ego démesuré. Meilleur sera ton travail, meilleure sera ta récompense, ajouta-t-il, la bouche en cœur –– sinon par la forme, au moins par la taille.

–– Et plus importants seront mes droits d'inscription. C'est bien comme ça que vous les avez appelés ? renchérit Sten, accablé par la nouvelle qu'il ne digérait pas.

–– Voyons, Duipra, je t'offre une grande opportunité et tu ne vois que les quelques malheureuses pièces que cela te coûtera, s'offensa-t-il. Ne sois pas si mesquin et bien évidemment, pas un mot de cela à quiconque. D'ailleurs, qui te croirait ?

–– Je vois que vous avez pensé à tout. Il est clair que je n'ai d'autre choix que celui de vous obéir, maugréa Sten en serrant les poings sous la table.

–– Bah, tu verras que notre collaboration a des avantages. Mets-toi en route sans tarder, et sois prudent, je ne voudrais pas qu'il t'arrive quelque chose en chemin. Après tout, comme tu le disais, c'est aussi dans mon intérêt, s'esclaffa Lamproie.

             Sten se leva, mais ne montra rien de la colère qui montait en lui. Il sortit de l'auberge sans se retourner. Derrière lui, Lerak riait toujours à s'en décrocher la mâchoire. Son hilarité s'était propagée à la salle entière de la taverne et il était visiblement satisfait de l'effet qu'il avait produit.

 

            Nuit-Belle attendait sagement sous l'abri. Sten saisit les rênes d'un geste vif et se mit en selle en prenant le chemin de l'est qui le ramenait au quartier commerçant.

Je dois trouver un moyen de sortir de ce guêpier, pensa-t-il, et le plus vite sera le mieux. Il n'est pas question que je devienne, ma vie entière, un outil dont Lerak pourra se servir quand ça lui chante. Pour l'instant, je ne vois pas trop comment faire mais je trouverai une solution. C'est sûr... j'aurais bien besoin de cet argent... mais pas au prix de mon intégrité. D'un autre côté... un voyage au château de Vollander... Magda sera contente. Elle qui me reprochait, hier encore, que nous n'allions jamais nulle part.

 

            L'entrepôt de Will Lichter, le marchand de bougies, était en vue. Nuit-Belle hennit, tirant Sten de ses pensées. Il descendit de cheval et s'approcha de l'entrée, restant planté un moment devant le seuil, puis poussa la porte. Une odeur de cire mélangée à du coton enflammé lui emplit le nez.

            De fines étoffes orange et bleues descendaient, ça et là, des hautes poutres telles des flammes dansantes au gré des faibles courants d'air qui traversaient la pièce.

            Sur un mur, entre deux miroirs qui renvoyaient la lumière des hauts candélabres allumés devant eux, une tapisserie représentait un démon cornu qui fuyait un chevalier en armure. L'homme ne portait ni épée, ni lance, juste un bouclier. L'écu poli réfléchissait les rayons du soleil, forçant le démon à retourner dans les ténèbres de la caverne dont il voulait sortir.

Un homme, affable, vint bientôt à la rencontre de Sten.

–– La lumière est toujours difficile à supporter pour les créatures de l'ombre, dit-il en lui tendant la main.

–– Salut Will ! Comment vas-tu ? s'enquit-il avec un bon sourire.

–– Je vais bien. Et toi ?

–– Pas trop mal non plus.

–– Quel bon vent t'amène ? Magda t'envoie chercher des bougies, je me trompe ? supposa le marchand qui l'invitait à le suivre.

–– Non, tu as parfaitement raison. Nous n'en avons presque plus et Magda n'aime pas en manquer. Tu la connais, elle panique quand elle est dans le noir.

–– Oui, c'est vrai. Ma cousine a toujours été comme ça, depuis qu'elle est toute petite, fit Will avec un air entendu en jetant un regard compatissant à son ami.

–– Donne-moi une caissette de bougies, s'il te plait. Nous devrions en avoir assez pour un bon moment.

            Will partit dans l'arrière-boutique. Tandis qu'il cherchait la boîte de chandelles, il demanda : 

–– Tu viendras à la fête des moissons cette année ?

–– Je ne sais pas si je serai rentré pour l'équinoxe, répondit Sten en haussant les épaules. Je pars pour Vollander dans la journée.

–– Ah bon, tu t'es enfin décidé à sortir de chez toi ? Tu te souviendras du chemin pour y aller ?

            Il rit en déposant le paquet de bougies sur la table qui lui servait de comptoir.

–– Voila vingt-cinq ans que tu n'as plus quitté les limites du comté, reprit-il.

–– Ne plaisante pas avec ça, Will, trancha Sten, d'un ton sans réplique. Tu sais très bien pourquoi j'ai fait ce choix.

–– Oui je le sais bien. Excuse-moi.

–– Bah, n'en parlons plus. Combien pour la caissette ?

–– Cinquante bougies, ça fait cinq sous de cuivre.

            Sten fouilla dans la maigre bourse de cuir qu'il portait à la ceinture, et sortit les pièces qu'il posa sur la table.

–– Au fait, Sten, tu ne m'as pas dit pourquoi tu allais à Vollander. Est-ce indiscret de te le demander ? Tu comprends, je suis surpris par ce changement soudain.

–– Je peux le dire à mon meilleur ami mais promets-moi de ne rien faire quand tu le sauras. Entendu ?

–– Bien sûr, tu as ma parole, affirma Will.

            Sten, dont le visage s'était assombri, lui fit le récit de ce qu'il s'était passé plus tôt, à l'Ancre Dorée. Will s'assit sur le banc derrière la table et regarda son ami avec embarras.

–– Tu t'es fourré dans un sacré merdier, s'écria-t-il. Quelle ordure ce Lerak ! Il est prêt à tout pour extorquer les gens. Il abuse de son pouvoir avec les potiers, leur imposant des cadences folles, et n'hésite pas à envoyer ses gros-bras chez les commerçants récalcitrants à lui payer son soi-disant droit, comme il le nomme. En plus, il a la garde dans sa poche. D'après ce que tu me dis, il est de plus en plus gourmand.

–– Tu comprends mieux à présent, répondit Sten, les bras ballants. Je vieillis, mon ami, et mes mains me font mal. Comment puis-je gagner ma vie sans elles ? Je ne cache pas que cet argent me serait très utile, mais pas comme ça ! Je ne peux rien dire faute de preuve, pourtant je ne peux me taire !

–– Et je t'entends parfaitement, Sten.

            Se massant derrière la tête, il hésita un instant avant de continuer :

–– Je sais que ça fait longtemps, mais tu as encore des amis à Vollander. Le capitaine Hallsdorf pourrait certainement t'aider. Après tout, tu lui as sauvé la vie à la bataille de Brückhilm !

–– Non ! J'irai le voir en ultime recours. Notre dernière discussion n'a pas été des plus amicales. Je l'ai déçu ce jour-là, se reprocha-t-il. Le capitaine comptait sur moi et je suis parti... je l'ai abandonné.

–– Je suis sûr qu'il a compris tes raisons. Tu verras, tout va s'arranger mais sois prudent.

            Will se leva et lui mit une tape amicale sur l'épaule. Il prit alors dans sa poche un couteau papillon sur lequel le chiffre trois était gravé. Le brillant de jadis était effacé par l'usure du temps. Sten, à son tour, sortit un couteau identique. Ils se regardèrent et ouvrirent en même temps, avec les mêmes mouvements du poignet, les lames protégées par les parties boisées du manche. Enfin ils plantèrent d'un même ensemble, les couteaux sur la table, et dirent d'une seule voix :

–– Aux morts du Troisième de Cavalerie de Vollander ! Puissent-ils reposer en paix !

 

Chapitre 2 : CHAPITRE 2.pdf

Révélation

 

 

 

CHAPITRE 2

 

 

            Un homme au visage sévère, marqué par une cicatrice lui traversant la joue gauche, agitait un sceptre doré, serti d'un rubis à son extrémité. Il traça dans l'air une rune incandescente, qui s'évapora dans un fulgurant panache de flammes, puis posa le bâtonnet sur la large table en merisier massif, derrière laquelle il se tenait debout.

–– La peste soit des serviteurs ! Jamais là quand on a besoin d'eux, dit-il, visiblement agacé. Son attention était fixée sur une grande carte qui représentait le monde connu. Des statuettes de pierre de différentes formes et couleurs la jalonnaient.

            Une bille lumineuse violette fit son apparition. Elle virevoltait, rapide et légère, et vint se stabiliser devant l'individu qui scrutait la carte plus encore. Elle grossit jusqu'à prendre la taille d'un globe d'environ dix pouces de diamètre. La silhouette d'un homme apparut à l'intérieur, un chapeau à large bord dans la main. Une voix sortit de l'orbe de lumière, qui crépitait désormais de maints éclairs minuscules.

–– Votre Eminence Koher Selmis, je suis à vos ordres ! Comment puis-je vous servir ?

–– Meuré ! Enfin, lâcha-t-il d'un ton sec. Au rapport ! Quelles sont les nouvelles de la bordure ouest du royaume ?

–– La duchesse de Brettenstahl a augmenté les troupes qui patrouillent sur sa rive du Delma. Les forteresses ont, elles aussi, été renforcées par des contingents de conscrits, fraîchement sortis de l'académie de Vollander. La garnison la plus importante se trouve à Brückhilm, comme vous l'aviez prévu, Votre Eminence.

–– Bien, bien ! Exactement ce que nous voulions, jubila-t-il avec un horrible sourire. Autre chose qui mériterait notre attention ? interrogea-t-il, alors qu'il ajoutait des pièces sur la carte aux endroits indiqués.

–– Pas pour l'instant. Mais que votre Eminence soit assurée que je consacre toute mon énergie à la collecte d'informations pertinentes...

–– Et vous faites bien, Meuré ! le coupa-t-il, d'une voix ferme.

            L'homme dans la boule lumineuse eut un frisson qui lui remonta le long du dos. Sa voix devint hésitante. 

–– Bien évidemment, votre Eminence. Puis-je... puis-je disposer ? Je dois encore rejoindre Rahl... pour m'y installer.

–– Faites donc Meuré, faites donc. Ah, une dernière chose encore, ajouta-t-il calmement : la prochaine fois que nous vous appellerons, vous viendrez nous rendre compte en personne. Il nous semble que vous maîtrisez l'art fort utile des portails.

–– Certainement... votre Grandeur, balbutia-t-il. Il sera fait... selon votre bon plaisir.

–– Vous pouvez disposer.

            Meuré se courba humblement, fit une révérence parfaite et se recouvrit de son chapeau. La sphère miroitante disparut dans un léger bourdonnement.

 

            Koher se tourna vers les deux larges portes-fenêtres de son bureau. Au centre de la section de mur qui les séparait, un bouclier était accroché. Deux épées longues se croisaient en dessous. Sur l'écu étincelant, un aigle majestueux tenait dans ses serres une lance au fer enflammé.

            Il ouvrit une des fenêtres et sortit sur le balcon. Ses mains appuyées sur la balustrade, il regardait en contrebas, détaillant nonchalamment ce qui se passait. Dans la cour du château s'affairaient des artisans, des domestiques et des soldats. Au milieu de ce brouhaha d'activités, deux choses se démarquaient nettement : un forgeron qui martelait son enclume de coups réguliers, et un sous-officier moustachu qui ordonnait à ses troufions de se mettre au garde-à-vous en les menaçant de botter leurs séants s'ils ne se pressaient pas davantage.

 

            Il rentra dans la salle, satisfait, un léger sourire aux lèvres, quand quelqu'un frappa à la porte.

–– Vous pouvez entrer, dit-il en se redressant un peu plus, les mains croisées derrière le dos.

–– Pardonnez-moi votre Eminence, cette sage-femme demande à vous voir. Elle affirme être envoyée à la demande de votre épouse, votre Eminence ! récita le garde d'un ton fort et clair.

–– Faites-la entrer dans ce cas et laissez-nous seuls.

–– A vos ordres votre Eminence ! beugla le hallebardier qui s'inclinait respectueusement, le poing droit serré sur le cœur. En sortant, il désigna la porte d'un geste du pouce à la femme qui attendait dans le couloir.

            Elle remercia le garde d'un signe de tête en lui souriant, entra dans le bureau et fit une révérence à l'homme qui se tenait devant elle. La tête penchée, regardant ses pieds, elle hésita un moment avant de parler, se remémorant les paroles exactes qu'elle avait entendues un peu plus tôt de la bouche de sa maîtresse.

            Koher la regardait fixement, visiblement amusé par son inconfort.

–– Votre Eminence, c'est votre épouse qui m'envoie. Elle demande respectueusement votre présence pour s'entretenir avec vous de votre enfant à venir. Le prénom qu'il portera reste encore à trouver. Elle souhaiterait que cette affaire soit réglée avant l'accouchement, car elle trouverait inconvenant que l'enfant ne soit pas nommé le jour de sa naissance. Le terme étant prévu pour l'équinoxe, elle vous serait gré – elle s'empourpra et reprit le fil de sa phrase en toussant légèrement – elle vous saurait gré de la rejoindre, au plus vite, dans vos appartements.

–– Presque un sans-faute, je suis surpris, dit-il avec une pointe d'ironie dans la voix.

–– Merci votre Eminence, répondit-elle la tête toujours baissée, en pliant légèrement les genoux.

–– Comment t'appelle-t-on ?

            La jeune femme s'étonna un instant de cette question. Elle se redressa, révélant ainsi son visage : son teint pâle parsemé de tâches de rousseur, ses yeux vert clair, son nez retroussé et ses lèvres fines la rendaient très agréable à regarder. Elle prit une longue inspiration pour se donner du courage et répondit : Duipra, votre Eminence. Nykol Duipra, de Rahl dans le Duché du Whirmir.

–– Et bien, Nykol du Whirmir, tu répéteras à mon épouse que je passerai la voir plus tard dans la matinée. J'ai conscience que ceci est important.

–– Ce sera fait, votre Eminence ! répondit-elle en s'inclinant respectueusement.

            Il fit un geste de la main pour la congédier. Elle se dirigea vers la porte derrière elle. Alors qu'elle franchissait le seuil, elle eut une pensée : Et bien, ça ne s'est pas trop mal passé.

 

            Koher sortit de son bureau, son sceptre à la main, s'engageant dans le large couloir qui s'étendait sur l'étage entier. Les gardes en faction devant sa porte le suivirent alors que deux autres sortaient rapidement d'une antichambre à proximité pour prendre leurs places. Leurs lourds solerets de maille résonnaient sur les dalles de marbre gris qui pavaient le sol.

–– Au Temple, ordonna-t-il à ses gardes d'un ton neutre, c'est l'heure de mes dévotions.

 

            Des tapisseries couvraient les murs blancs crépis à la chaux, elles racontaient la naissance de la maison Selmis, des siècles auparavant. On y voyait Torosyn, le Dieu Guerrier du Feu, descendre sur terre, parmi les hommes, pour choisir son champion. Un tournoi eu lieu dans une arène créée par la simple volonté de cet Être suprême. Trois jours plus tard, Silthar Selmis, dix-huit ans, jeune écuyer du chef des clans d'alors – dont l'Histoire ne se souvient même pas du nom – fut proclamé vainqueur. La légende raconte qu'il était le dernier homme debout en état de combattre, au terme de ce terrible affrontement.             Un aigle majestueux se posa au centre de l'arène. Il glatit devant les morts, semblant les railler de ses cris aigus, et inspecta les blessés, prostrés par cette épreuve, gisants sur le sol couvert de sang. Fût-il attiré par la vie qui coulait toujours dans les veines du jeune homme ? Il vint se poser sur son bouclier et Silthar reçu de son Dieu, la permission de faire de cet animal le blason de sa maison. Insigne honneur pour cet écuyer, Torosyn décréta que le territoire, alors organisé en clans, soit rebaptisé. Les seigneurs de guerre survivants, désormais unis sous un même chef par une volonté divine, le Silthar vit le jour.

             Torosyn déclara enfin qu'un temple et une forteresse devaient être construits autour de ce lieu sacré pour que les hommes se souviennent de ce jour en rendant hommage au sang versé. Ainsi débuta la construction de la citadelle de Kahönberg pour s'étaler sur plusieurs siècles.

 

            Depuis lors, la maison Selmis administrait le Silthar de manière héréditaire et même si elle prévalait sur les autres maisons qui constituaient le royaume, son représentant n'eut pas le droit de porter le titre de Roi. Torosyn avait été très clair, le maître de cette maison porterait le titre de Haut Vicaire du Culte Carmin.

            Le Codex Ecarlate, la relique attestant du passage de Torosyn parmi ses fidèles, détaille les trois principales missions que le Tout Puissant Dieu exigea de son élu terrestre :

Honorer son Dieu quotidiennement grâce à la prière et aux rites du Culte Carmin, être charitable avec son prochain car même la plus humble personne remplissait le rôle qui avait été choisi pour elle, et enfin, défendre les frontières du royaume contre tout ennemi afin de préserver cet harmonieux mode de vie qui donnait un sens à l'existence des Siltharites – et renforcait l'égrégore dont le Dieu tirait son pouvoir.

 

            Au terme de la construction du Temple du Culte Carmin – aussi appelé Temple Primaire –, soixante ans plus tard, Torosyn revint parmi les hommes pour féliciter Silthar du travail qu'il avait accompli. Le Haut Vicaire, parvenu à l'âge vénérable de soixante-dix-huit ans – l'âge moyen était de quarante-cinq ans en ces temps troublés –, se vit récompensé par le Sceptre de Rubis, un artéfact d'une grande puissance, pour sa vie passée au service de son Dieu. Le mariage de Silthar avec Irêna la Pieuse avait été heureux et fécond. Au soir de sa vie, il transmit le Sceptre de Rubis à Walrik, l'aîné de ses trois fils.

 

            L'artefact avait deux fonctions principales : le bâtonnet permettait à son porteur de libérer le pouvoir de Torosyn sous forme de magie runique. La Lance au Fer Enflammé, quant à elle, était déployée par un simple commandement du porteur sur le Sceptre. Elle était avant tout le symbole de l'autorité militaire du Haut Vicaire sur les armées du royaume, bien qu'elle fût aussi une arme d'une puissance prodigieuse. D'aucuns disaient qu'elle était capable de pénétrer n'importe quel type d'amure, transperçant littéralement les métaux les plus durs à l'impact avant de s'enfoncer dans la chair. Toutefois, de mémoire d'homme, personne n'avait plus vu un Haut Vicaire s'en servir de cette manière.

 

            Le hiérarque arrivait dans la cour intérieure, deux étages plus bas. L'arène de forme ronde, délimitée par un mur de trois coudées de haut, occupait la place centrale. Elle était entourée d'un chemin de procession, décrivant un carré parfait. Des "Aigles Flamboyants", les prêtres guerriers du Culte Carmin montaient la garde, imperturbables tels des sentinelles hiératiques. Ils avaient fière allure dans leurs armures en acier poli. Des reflets rouges brillaient sur les arrêtes de métal et un large plumet orange coiffait leurs heaumes.

            Le temple situé devant l'arène, sur son côté nord, se dressait fièrement – à plus de quarante toises de haut – devant le lieu sacré. La façade en grès, au soleil une bonne partie de la journée, prenait une teinte orangée qui donnait à l'endroit un caractère divin. A la Midi, chaque jour ensoleillé, l'astre du jour frappait un vitrail, au dessus de la porte du temple, embrasant de ses rayons lumineux le fer d'une lance que tenait un aigle majestueux.

Ce spectacle forçait l'humilité de chaque pèlerin ayant assisté à la scène pour la première fois.

 

            Koher entra dans le Temple Primaire en congédiant ses deux gardes d'un signe de la main. Un autel de pierre blanche décoré d'une simple cavité sur son sommet, siégeait au centre d'une estrade, dans le fond du temple. Le hiérarque planta le Sceptre de Rubis dans ce logement qui semblait prévu à cet effet. Un craquement sourd se fit entendre plus bas et les contours d'une trappe apparurent sur le sol. Le volet de pierre ainsi révélé, se rétracta dans un grincement caverneux, amplifié par l'écho formidable du temple. Les marches d'un escalier s'assemblaient à mesure que le passage grandissait et le hiérarque reprit son sceptre sur l'autel en s'engouffrant dans ce couloir descendant, alors que le chemin se refermait sur lui.

 

            Le rubis du Sceptre s'alluma, baignant le passage d'une lumière rouge. Les ombres dansaient sur les parois de grès bleuté parfaitement lisses du passage creusé par la magie. Il reliait le temple à une vaste caverne souterraine dans laquelle Koher avait installé une sorte de laboratoire. Des torches fixées tout autour de la pièce s'allumèrent d'un même ensemble dès qu'il fut sur la dernière marche. Une rangée de tables occupait le centre de l'endroit sur lesquelles on pouvait trouver des parchemins, des fioles remplies de mixtures diverses et variées, ou encore des objets curieux – aux fonctions plus curieuses encore.

            Une coulée de lave en fusion, d'un empan de large, traversait la caverne de part en part, le long du mur de pierre opposé à l'entrée. Un énorme brasero taillé dans la pierre et recouvert de runes d'or abritait un feu aux flammes bleues. Koher s'en approcha et pointa son sceptre en direction du foyer incandescent en psalmodiant des paroles en boucle. Un portail bourdonnant apparut. Il brillait d'une lueur violette, sombre, selon une pulsation au rythme changeant qui s'accélérait à mesure que Koher approchait. Finalement, il traversa le vortex qui palpitait à une vitesse prodigieuse, prononçant le mot "Lüthr", juste avant de disparaître, avalé par cet abîme vibrant.

 

            Un instant plus tard il arriva dans une chapelle dédiée à Torosyn. Un brasero identique à celui de la caverne irradiait la même lumière bleutée. Il était à Lüthr, le camp d'entraînement des Aigles Flamboyant, distant de Kahönberg de deux lieues et demi.

            Un homme portant une armure rutilante l'attendait, un genou posé à terre, le poing droit sur le cœur, son heaume sous le bras gauche. Il avait les cheveux noir, coupés ras, un profil taillé au couteau, des yeux bleu outremer et la bouche fine. Il baissa la tête respectueusement puis se releva et prit la parole :

–– Mes respects, Votre Eminence, fit il en claquant des talons de manière zélée.

–– Capitaine Dem Vilk, fit Koher, une moue écœurée sur la bouche, votre enthousiasme suintant est pour nous une source intarissable de questionnement.

            Koher fixa l'officier, attendant une réaction de sa part, mais le capitaine ne sourcilla même pas. Il reprit :         

–– Nous venons de recevoir des informations sur les mouvements de troupe du Whirmir. La ville de Brückhilm a été renforcée par les conscrits de Vollander et les patrouilles du Delma sont plus importantes. Les soldats ne pouvant être à deux endroits en même temps, il nous semble judicieux de déployer l'unité des "Voltigeurs" pour contrarier le commerce sur le Gwalt. Aucun signe distinctif ne doit permettre de remonter jusqu'à nous et informez-les que si l'un d'entre eux se faisait prendre, Nous nierions bien évidemment qu'il appartienne à nos troupes.

–– Mes hommes sont parfaitement rompus à ces méthodes de harcèlement, Votre Eminence, déclara-t-il, avec assurance – voire de la suffisance. Aucun souci de ce côté-là. Ils frappent rapidement puis ils disparaissent pour revenir plus tard.

–– C'est exactement ce que nous voulons. Notre agent sur place ouvrira un portail à proximité de Rahl, après-demain, à midi, vos hommes devront remonter le long du Gwalt pour attaquer les carrières et paralyser le transport fluvial. Pas de prisonnier, ordonna-t-il, en avançant vers la sortie du bâtiment.

–– A vos ordres, Votre Eminence !

            Saluant respectueusement le Haut Vicaire, Dem Vilk ajouta :

–– Y a-t-il autre chose pour votre service, Votre Eminence ?

–– Oui, faites-nous préparer un cheval et une escorte, nous rentrons par la route. Le peuple doit nous voir, fit-il d'un mouvement de la main pour congédier le capitaine.

 

            La cité de Kahönberg dominait la vallée qui s'étendait en contrebas. Les étendards rouges et gris de la maison Selmis battaient au vent, au sommet des tours de garde crénelées, tout autour des hautes murailles de la citadelle.

            Dans les champs baignés par la lumière d'un automne précoce, les hommes s'activaient à couper les regains tandis que les femmes les étendaient avec leurs râteaux afin qu'ils sèchent correctement. La récolte de la fenaison n'avait pas été aussi bonne que prévue et chaque parcelle non affectée aux cultures devait être fauchée, avant que la pluie revienne, pour augmenter les stocks de fourrage.

            Koher regardait les paysans qui s'agenouillaient sur son passage alors qu'il regagnait le château, escorté des Aigles Flamboyants. Une vie simple pour des gens simples, pensa-t-il, parfois j'en arrive à les envier.

 

            La colonne de chevaux arriva dans la place forte dans un tonnerre de fer raisonnant sur les dalles de pierre pavant la cour principale. Koher Selmis sauta de cheval, laissant celui-ci aux soins d'un jeune palefrenier qui se pressait déjà pour s'en occuper. Il désigna deux gardes du doigt, leur ordonnant de l'accompagner. Ils le saluèrent en s'inclinant légèrement, le poing droit serré sur le coeur, et vinrent le rejoindre, restant un pas derrière lui.

            Quelques minutes plus tard, dans le donjon central de la citadelle, Koher Selmis arriva dans ses appartements. Deux femmes qui tenaient une discussion sur le possible sexe de l'enfant à naître s'interrompirent lorsqu'il entra. Une sage-femme fit la révérence au hiérarque, qui la reconnut : C'était Nykol, la messagère envoyée plus tôt par son épouse.

            Valiana Selmis était allongée et tenait son ventre très arrondi entre ses mains. Elle se redressa dans le lit, s'adossant à des coussins que Nykol empilait de manière confortable.

C'était une femme dont la beauté était semblable à celle des statues de la déesse de la fécondité, Nerthia, présentes dans la pièce. Des yeux marron en forme d'amande, une bouche aux lèvres suaves, un teint parfait et de longs cheveux noirs. D'un geste de la main, elle congédia Nykol et prit la parole sitôt cette dernière sortie.

–– Mon époux, Je suis ravie de vous voir ! s'exclama-t-elle avec une exultation non feinte, tendant les mains en direction de son époux. Vous êtes venus, comme vous l'aviez promis.

–– Vous savez que votre bien-être m'est précieux, aussi me suis-je libéré dès que le devoir m'a permis de le faire, avoua-t-il d'un ton solennel. Vous êtes toujours préoccupée par le prénom de notre enfant, n'est-ce pas ?

–– L'accouchement est imminent, Koher, deux semaines tout au plus. Cela devient urgent, fit-elle avec gravité, en tendant un peu plus les mains vers lui.

–– Oui, je comprends. Si c'est un garçon, j'aimerais que nous le nommions Sareck, le prénom de feu mon grand-père.

–– C'est une merveilleuse idée, Koher ! Je pensais à Lynette si c'est une fille. Ma tante a toujours été si bonne pour moi que ce serait une manière de lui rendre hommage. Si c'est un garçon, je vous avais également parlé de Clother. Je trouve que ça sonne bien, Clother Selmis. Qu'en dites vous ? l'interrogea-t-elle, plongeant son regard dans le sien avec un sourire charmeur qui découvrait ses dents blanches.

–– Oui... Lynette, c'est effectivement un très joli prénom pour une petite fille qui, j'en suis sûr, aurait la beauté éclatante de sa mère.

            Il s'avança vers son épouse qui faisait la moue, prit sa main dans la sienne, et déposa un baiser sur son front, écartant la mèche de cheveux qui lui cachait l'œil.

–– Reposez-vous Valiana, nous nous verrons plus tard. Le devoir m'appelle à nouveau.

            Se rapprochant de la porte pour rejoindre ses gardes restés dehors, il ajouta d'un ton faussement concerné :

–– Nous en reparlerons si vous le souhaitez.

            Valiana poussa un soupir à fendre l'âme, son visage perdant de son éclat, tandis qu'elle regardait son mari s'éloigner, la laissant une fois encore, dans le confort silencieux de ses appartements.

 

 

 

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Révélation

 

 

CHAPITRE 3

 

 

            Il ne fallut pas prier longtemps Magda pour qu'elle organise ses bagages, elle était tout simplement aux anges. D'abord étonnée par ce que Sten lui avait raconté à propos de leur voyage à Vollander, pour répondre au concours de la duchesse, elle s'était ensuite transformée, littéralement excitée à l'idée de passer ce séjour au sein même du château. Magda pensait à ces contes que ses parents lui racontaient lorsqu'elle était enfant. Des histoires féeriques dans lesquelles les héroïnes habitaient de somptueuses demeures, parées de toilettes magnifiques et de bijoux sublimes – Bref, des vraies femmes.

            Ses yeux bleus, presque gris tant ils étaient clairs, luisaient d'un éclat perdu depuis longtemps, bien longtemps, maintenant. Son visage avait abandonné son expression habituellement taciturne, voire renfrognée, faisant avantageusement place à un sourire espiègle, digne d'une jeune fille voyant son prince charmant arriver, son destrier caparaçonné d'or et d'ivoire, pour réclamer sa main.

            Elle n'avait pas été avare dans ses préparatifs, et c'est chargée de deux larges ballots qu'elle descendit péniblement les escaliers pour rejoindre Sten, dans la grange. Elle s'approcha lentement de son époux qui inspectait minutieusement les roues du chariot avec lequel ils feraient le voyage jusqu'à la capitale du Whirmir, dès le lendemain matin. Elle fixa Sten du regard comme pour l'interroger sur l'état du véhicule. Il posa les yeux sur les deux ballots que Magda venait d'apporter, amusé par le volume des paquets, et après une courte hésitation, il prit la parole.

–– Le chariot est en bon état, la rassura-t-il en tournant la tête vers elle. Le voyage devrait bien se passer.

–– Je te fais confiance, avoua-t-elle dans un sourire. Je sais mieux que personne que tu es prévoyant, lui confia-t-elle d'un ton suave.

            Sten regarda sa femme, surpris par la douceur des mots qu'elle venait de prononcer. La prévoyance dont il faisait preuve à chaque instant, d'ordinaire insupportable pour Magda – car source de privation –, devenait aujourd'hui tout autre chose. C'était pour elle, pensait-il, la certitude absolue qu'il se souciait de son bien-être. Pourtant Sten n'avait pas l'impression d'avoir changer quoi que ce soit à son comportement depuis qu'il était rentré de Rahl. Il réalisa enfin que ce revirement dans leurs habitudes – en effet, ils ne voyageaient que très peu et jamais très loin –, changeait Magda d'une manière qu'il trouva très agréable. Ce voyage si soudain, sonnait comme la promesse de nouveauté, à la fois tant attendue pour Magda, et bienvenue pour lui.

            Prenant les ballots des mains de sa femme pour les charger sur le chariot, Sten sourit à son tour à Magda. Ses yeux marron débordants de cet amour sincère qu'il éprouvait pour elle, il saisit son épouse par la taille et l'embrassa tendrement. Elle ne résista pas, semblant au contraire profiter, tout comme lui, de cet instant si singulièrement plaisant.

 

            Sten s'occupait de bouchonner Nuit-Belle qu'il avait laissé dans sa stalle, au fond de la grange. La paille glissait sur la robe baie de la jument qui s'ébrouait en secouant la tête, visiblement satisfaite de ce brin de toilette, après leur balade matinale.

            Il aimait les moments passés au contact de sa fidèle monture. Fût-ce le résultat de son passé militaire et de l'entraînement qu'il avait reçu au sein du Troisième de Cavalerie de Vollander ? Il n'aurait su le dire. Ce qu'il ressentait, c'était la quiétude qui l'enveloppait lorsqu'il entendait la respiration de Nuit-Belle. Ce bruit chaud, rassurant, résonnait en lui comme l'assurance qu'il n'était pas seul. Tout était tellement plus simple avec sa jument, il n'avait pas besoin de mot pour se faire comprendre.

            Il remplit de foin et d'eau une mangeoire à deux compartiments, qu'il avait taillé lui même puis, tapotant l'encolure de Nuit-Belle, il dit :

–– Repose-toi, ma belle. Demain nous avons une grande route à faire.

            Il sortit de la stalle, chargeant au passage, dans le chariot, son sac d'outils et son tablier de cuir qui pendait à une poterne, sur le mur de son atelier, et vérifiant d'un œil satisfait que tout était en ordre, il ferma la porte et rejoignit Magda qui s'affairait dans la cuisine.

 

            D'aussi loin qu'il se souvienne, Sten n'avait pas passé une journée aussi agréable aux côtés de sa femme, depuis de nombreuses années – avait-il seulement penser à faire autre chose que se noyer dans le travail. L'après-midi, après un repas goûteux que Magda avait préparé, ils se promenèrent, bras dessus, bras dessous, se contentant juste de flâner en parlant de tout et de rien. Ils restèrent de longues heures assis dans l'herbe, jaunie par les rayons ardents du soleil d'été, écoutant un ruisseau qui s'écoulait pour les bercer de son clapotis.

 

            Arriva bientôt le soir et l'heure de se mettre au lit. Magda, comme à son habitude, lissait ses longs cheveux châtain avant de se coucher. Sten arriva dans la chambre et rejoignit sa femme, sous cette large couverture de laine blanche, qui gisait d'ordinaire, telle une mer de nacre calme. Le vent du désir souffla, d'abord hésitant, animant les flots de tissu d'une légère houle, puis, prenant son temps, leva des vagues de plaisir dont les échos s'entremêlaient pour mourir, ensemble, heureux, sur les rivages brûlants de leurs oreillers.

 

            L'enfant devait avoir quatre ans. Il était assis dans un parc entouré de hautes murailles et jouait de bon cœur à l'ombre d'un pommier. Dans sa sénestre, il serrait un cheval de bois usé par les mains des enfants qui l'avaient tenu avant lui. Il le fit courir sur l'herbe verte, douce, et rit aux éclats, amusé, insouciant, comme seul un enfant de cet âge peut l'être.

            Un homme vêtu d'une robe de bure grise, rapiécée en de multiples endroits, tendit la main vers le garçonnet. Il l'invita à le suivre pour franchir une porte qui venait d'apparaître devant eux, au beau milieu de ce carré d'émeraude végétale. Le bambin leva la tête et le suivit, esquissant un sourire sur son visage illuminé par les rayons d'un soleil d'été, et traversa la porte qui se mit à briller d'or et d'azur dès qu'elle fût ouverte.

            Il se voyait distinctement. Il était plus vieux et assis devant une table, répétant à voix haute le son des lettres gravées sur des tablettes de bois que le prêtre lui montrait, l'invitant patiemment à recommencer lorsqu'il se trompait. Une cloche tinta, elle marquait la fin de cette classe. Le prêtre sortit de la salle et l'enfant, qui s'approchait d'une fenêtre pour regarder dehors, s'envola à une vitesse prodigieuse, s'étiolant comme un fin fil de laine sur lequel on eût trop tiré.

            Il atterrit brusquement sur un tas de pierre et sculptait, à l'aide d'un ciseau d'acier et d'un maillet de chêne, un diorama qui représentait un enfant assis dans l'herbe, un cheval de bois à la main. Non loin de là, deux prêtres conversaient, incrédules devant le réalisme poignant de cette représentation et Lamproie comptait des ducats d'or.

–– Je n'ai jamais vu ça, s'étonna le premier en rivant les yeux sur la sculpture.

–– Les voies de Mnevra, la Déesse des Arts, sont impénétrables et ses bienfaits... spectaculaires, avoua le second en caressant sa longue barbe blanche.

–– Je dois partir maintenant, déclara l'enfant, d'une voix enrouée par la croissance et il s'évapora dans l'air en laissant les deux prêtres impuissants face à la détermination de ses paroles.

–– Ne sois pas en retard, rétorqua l'homme à la bouche démesurée en sifflant d'un trait une énorme chope de bière.

            Debout devant un miroir qui lui renvoyait l'image d'un adolescent svelte au corps musclé, il regarda ses cheveux brun, ébouriffés, tombant en de nombreuses mèches entre ses yeux marron qui brillaient d'une vive lueur et trahissaient une grande curiosité. Son nez fin, sa bouche charnue et la fossette de son menton donnaient à l'ensemble de son visage une expression de bonté, d'honnêteté.

            Un soldat vint vers lui. Son plastron de bronze poli était recouvert d'une cape bleue à liseré or et il portait un casque surmonté d'un plumet blanc. Il tenait un cheval par la bride.

–– Tu sais monter, petit ?s'enquit-il en lui tendant les rênes.

–– Non, mais je suis sur que ça va me plaire ! s'exclama le jeune homme qui trépignait d'impatience de monter en selle.

–– Et moi, je suis sur que nous allons bien nous entendre, répondit le cheval qui détaillait ce cavalier en herbe de ses yeux liquides.

            Son pied gauche dans l'étrier, il se hissa sur l'étalon comme s'il eût fait cela toute sa vie. Puis il lui talonna légèrement les flancs et ils partirent en direction d'une forteresse qui s'élevait au loin.

            Il se battait maintenant avec d'autres cavaliers pour repousser une attaque de soldats ennemis qui portaient des tabards rouges et gris. Des aigles lançaient une pluie de lances aux fers enflammés. Une flèche traversa le ciel, mordant la joue gauche d'un jeune homme, de la lèvre à l'oreille.

            Il poussa un officier qui tenait un arc, lui évitant de se faire écraser par les débris de marbre blanc qui dégringolaient dans le vacarme poussiéreux, d'une statue frappée par un rayon de feu. La bataille terminée, il s'allongea sur l'herbe tendre d'une vaste prairie et se laissa bercer par le clapotis d'un ruisseau. Le cadavre d'un homme le regardait fixement, un bouclier brûlé dans la main, sur lequel on pouvait distinguer les restes d'un pont d'or sur fond azur.

            Une jument s'approcha de lui alors qu'il dormait. Elle lui collait son museau humide contre la joue pour le réveiller. Le jeune homme battit l'air de sa main pour repousser l'animal.

–– Rien n'arrive par hasard. Souviens-toi, rien n'arrive par hasard, murmura la jument à son oreille. Réveille-toi, ajouta-t-elle, sa voix prenant désormais des intonations familières.

–– Laisse moi dormir, Nuit-Belle, grommela-t-il.

            Le sol dansait sous son corps tandis qu'il se retournait pour éviter l'animal et les contours d'un lit apparurent lentement. La brume de son esprit se vidait à mesure qu'il sortait de la torpeur et il revint à une autre réalité. Il se frotta les yeux, une femme se tenait au dessus de lui.

–– Ce n'est pas Nuit-Belle, Sten, fit Magda qui levait les yeux au ciel en haussant les épaules. Il est l'heure, réveille-toi.

 

            Magda et Sten arrivèrent au croisement des routes, devant la ville de Rahl. De la Route de l'Est, arriva à vive allure un attelage tiré par deux chevaux noirs.  A l'approche du carrefour, le conducteur ralentit et s'arrêta devant le couple. L'individu était richement vêtu et ses vêtements... inhabituels : une robe en soie noire, rehaussée de brandebourgs finement brodée de fil d'argent et un chapeau violet foncé complètement vissé sur son front. Le large bord du couvre-chef masquait ses yeux.

L'homme fit un bref geste de la main, que Sten lui rendit aussitôt. Nuit-Belle renâcla.

–– Est-ce bien le village de Rahl que nous voyons là-bas, s'enquit-il, faisant un signe de tête à l'adresse de Magda en portant la main à son chapeau.

–– Oui, c'est bien ici, répondit Sten.

–– Je suis arrivé ! s'exclama-t-il, manifestement ravi par la nouvelle.

–– Bienvenue Messire... Je suis Sten Duipra et voici ma femme Magda. Vous venez à Rahl pour le commerce de poterie, demanda-t-il en cherchant le regard de cet inconnu.

–– Voyons, Sten, dit Magda, gênée, tu es bien curieux.

–– Ce n'est pas un secret, madame, fit-t-il en enlevant son chapeau. Je suis Hans Valmer, précepteur et exténué par mon voyage.

            Il avait des cheveux roux, coupés ras, les tempes grisées, un nez pointu et des petits yeux bleus, singuliers, hypnotiques.

            Sten détailla le visage du voyageur, puis il reprit :         

–– Un précepteur, ici ? s'écria-t-il, surpris.

–– Rahl devient un bourg dans lequel beaucoup d'argent circule, observa l'homme au chapeau. Je suis certain d'y trouver un employeur prêt à me payer grassement pour transmettre mes grandes connaissances à qui il voudra, déclara-t-il avec fatuité.

–– C'est vrai que Rahl a beaucoup changé, ces dernières années, avoua Sten avec un haussement des sourcils. Bonne chance dans votre entreprise, ma foi.

–– Oui bonne chance Messire Valmer, ajouta Magda avec un sourire.

            Le précepteur remis son couvre-chef et l'enfonça sur son front sous le regard amusé de Magda.

–– Merci à vous pour vos encouragements. Il est rare, de nos jours, de trouver des personnes aimables avec leur prochain. Je vous souhaite une bonne journée, conclut-il en leur faisant un signe de tête pour prendre congé.

            Le précepteur reprit sa route et s'éloigna sur son chariot, le long de la route qui menait au village.

–– Quel drôle d'oiseau ! s'exclama Sten, une fois l'homme aux petits yeux à bonne distance.

–– Tu trouves ? répliqua Magda qui regardait son mari en souriant. Je le trouve plutôt amusant.

 

 

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Invité Eldrak

Salut Firegun, long time no see ! Ton récit  est très intéressant et je ne peux que t'encourager à continuer, mais peut être serait il plus pratique pour tout le monde que tu intègre toutes les parties de tes écrits dans ton premier post dans des spoilers, ainsi les gens pourront tout lire sans devoir faire défiler les pages :)

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Merci Eldrak pour ton sens pratique digne d'un Sendarien ! ( La Belgariade )

Le contenu du premier chapitre étant posté, n'hésitez pas à me faire des retours sur vos impressions.

Tous vos commentaires sont les bienvenus, les bons comme les moins bons.

Merci à vous !

Modifié par Firegun

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Invité Eldrak

Il va déjà mettre une balise spoiler pour chaque chapitre, mais dans son premier post Hekan, comme ça on peut tout lire d'une traite. Inutile de complexifier la chose avec un deuxième topic. On se souvient de ce que ça avait donné avec mes lets play

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Ah oui Hekan, tu peux créer un post à part pour les commentaires, c'est une bonne idée.

@Eldrak: Les sendariens sont un peuple du ponant, ils ne sont pas spécialisés à proprement parler dans l'administration mais leur grand sens pratique leur permet de trouver des solutions innovantes et efficaces à toutes les situations qui se présentent à eux :)

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Grave la classe :)

 

Je trouvais au début, qu'il y avait un peu trop de description mais l'important est de poser l'intrigue. Je suis curieux de la suite. Pour l'instant beaucoup de mystères et peu de réponses. Donc  La dark fantasy c'est quoi, apr exemple par rapport à l'heroic-fantasy ?

"Le seul devoir d'un homme est de mourir"
>>Ressources Post-Apocalyptiques<<

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L'Heroic Fantasy, c'est souvent un roman assez manichéen dans lequel le bien s'oppose au mal. Le meilleur exemple étant " le Seigneur des Anneaux " de J.R.R Tolkien.

Le Dark Fantasy, c'est un univers beaucoup plus ouvert aux nuances entre ses deux extrêmes. Généralement, les personnages sont très complexes et semblent naviguer de l'un à l'autre en fonction des choses qu'ils ont à faire. On peut faire de bonnes choses pour de mauvaises raisons mais aussi de mauvaises choses pour de bonnes raisons. Les exemples qui me reviennent toujours sont : Géralt de Riv, le sorceleur écrit par Andrzej Sapkowski où encore le cycle de "La Première Loi" de Joe Abercrombie.

Modifié par Firegun

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Et étonnamment plus proche de l'écriture d'un Fallout :p  . Je suis en train de lire The Witcher justement. Je le trouve bien mais très dur à suivre avec ses flashback à répétitions (pour le début) . Bref, merci de l'explication :) ! On aura le droits à des créatures bizarroïdes ?

"Le seul devoir d'un homme est de mourir"
>>Ressources Post-Apocalyptiques<<

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